Par Hakim Ben Hammouda *
Le football, la politique et le désir de liberté!
Plus que tout autre sport ou activité culturelle, le football a construit ses rapports avec le monde des rêves, de l’utopie et de la quête de liberté. Ceci revient d’abord aux origines de ce sport qui, dès le départ, était un sport de masse et s’était identifié avec les classes populaires. A la fin du 19e siècle, et au moment de l’établissement des règles et de leurs codifications en Grande-Bretagne, on avait tendance à comparer les sports en vogue à l’époque. On faisait alors la différence entre les sports «nobles» et le sport populaire. D’un côté, on avait des sports comme le rugby, le cricket, le tennis et le hockey sur gazon qui étaient pratiqués par les gentlemen de l’élite britannique descendant de l’aristocratie et étudiants dans les grandes universités du pays comme Oxford ou Cambridge. De l’autre, le football était laissé à la masse des ouvriers et des classes populaires qui ne disposaient pas de la classe ni de la finesse de l’élite. Ainsi, dès ses débuts, le football avait une identité populaire et ouvrière que d’autres sports n’avaient pas et cela explique ses rapports forts avec les rêves, les espoirs et les désirs de liberté de ces classes.
Cette identité de départ va marquer le développement du football tout au long du vingtième siècle. D’abord, en Grande-Bretagne où le développement du football sera plus rapide et massif dans les villes industrielles du Nord du pays. D’ailleurs, c’est dans ces villes que le football deviendra professionnel grâce à l’appui des patrons d’industrie qui ont accepté de payer les footballeurs et d’investir dans les clubs afin de faire des matchs du dimanche la sortie pour leurs ouvriers et un moyen qui leur permet de libérer la tension accumulée toute la semaine du fait de cadences de travail infernales. Le développement du football a été effectué de manière tardive dans les colonies britanniques. Les sports nobles ont été «exportés» en premier dans les valises de l’élite coloniale qui va gouverner les colonies. Ainsi, les différentes colonies britanniques ont vu le développement du cricket et du hockey sur gazon, sports auxquels s’adonnaient ces gentlemen de l’administration coloniale les dimanches. Et ces traditions ont été tellement développées que d’anciennes colonies britanniques comme l’Inde et le Pakistan sont devenues de grandes puissances dans ce sport. Mais, le développement du football dans les anciennes colonies sera plus tardif lorsque les ouvriers arriveront massivement dans les colonies britanniques qui emmèneront dans leurs bagages ce qui est devenu leur compagnon de fortune sur leurs lieux d’exil.
Mais, le football ne se limitera pas seulement à s’ancrer dans l’identité populaire et ouvrière. Il deviendra bientôt comme une sphère où la classe ouvrière va chercher à échapper à l’ordre social et à l’asservissement qu’il impose au monde du travail. Le football s’est rapidement développé, comme nous l’avons mentionné, dans les grandes villes ouvrières grâce à l’appui des patrons et les grandes entreprises industrielles se sont impliquées dans le développement du football, soit directement en prenant en charge une équipe, soit de manière indirecte en appuyant des équipes des grandes villes industrielles. L’idée est de trouver une occupation «saine» pour les collectifs ouvriers et éviter ainsi qu’ils noient leur détresse et leur mélancolie dans l’alcool, les dimanches. Les matchs du dimanche devenaient pour le patronat de l’époque une activité importante qui permettait aux ouvriers de se départir du stress et de la tension de la semaine pour reprendre le travail, le lundi matin. Ces matchs permettaient aussi aux ouvriers de se débarrasser de la critique, du ressentiment et de l’hostilité qu’ils avaient accumulés toute la semaine contre les contremaîtres et la discipline de travail qu’ils leur imposaient. Cette voie et les matchs de football du dimanche permettaient d’éviter les formes de contestation ouvertes que cherchaient à mettre en place les syndicats et les autres organisations, dont les partis politiques. Le match du dimanche remplace la détérioration des machines ou la grève sauvage. Le football devenait pour beaucoup d’analystes le nouvel opium du peuple!
Mais, ces analyses tournaient court et ne voyaient pas la nouvelle dimension que le sport prenait dans la culture et l’univers populaire et ouvrier. En effet, le football ne s’est jamais substitué aux autres formes de contestation de l’ordre social. D’ailleurs, les syndicats et les partis politiques, notamment d’inspiration révolutionnaire, vont se développer en Europe et devenir d’importantes forces politiques dans le capitalisme moderne. D’ailleurs, l’instauration de la liberté d’association au début du siècle a favorisé ce mouvement. Donc, le football n’a pas remplacé ces institutions politiques. Au contraire, le football est venu renforcer les espaces d’autonomie et de liberté pour les classes ouvrières et populaires vis-à-vis de l’ordre social et des cadences de travail importantes qu’il impose. En effet, par leurs gestes, par leurs dribbles et par leur feintes, les footballeurs ont exprimé plus que quiconque cette révolte contre l’ordre rationnel de la division du travail dans les usines et ce besoin de liberté et d’affranchissement face à l’ordre du capitalisme marchand. Ainsi, la place du football dans l’imaginaire populaire et ouvrier va se renforcer. Il deviendra une composante essentielle de ces identités. Il incarnera ce désir de liberté et d’insoumission face à un ordre qui va mettre à profit la raison moderniste pour imposer ses chaînes et ses servitudes aux nouveaux damnés de la terre!
Mais, cette symbolique du football et sa dimension libertaire ne se limiteront pas aux pays développés mais se trouveront incarnées dans les pays en développement. En effet, après la Première Guerre mondiale, on va assister à l’émergence de clubs de football nationaux dans les colonies de l’époque. Ces clubs vont devenir un important moyen de manifestation de l’identité nationale et de sa défense aux pires moments de la domination coloniale. Ils ont maintenu le désir d’autonomie des populations soumises et exprimé la quête de liberté. Ces clubs «nationaux» s’opposaient dans des matchs épiques aux clubs fermés de l’élite coloniale et leurs victoires étaient fêtées souvent comme des revanches sur l’ennemi honni. Avec la radicalisation du mouvement de libération nationale après la Seconde Guerre mondiale, le football va contribuer à l’effervescence nationaliste et les équipes de football vont constituer des relais importants au niveau populaire des partis et des syndicats nationalistes.
Le football va également participer aux projets de construction nationaliste après les indépendances. D’abord, il sera utilisé par les nouvelles élites nationalistes pour mobiliser l’enchantement et la communion nationale. Les grandes rencontres de football et les grands tournois, comme la Coupe d’Afrique des Nations, deviennent des vitrines que les pouvoirs post-coloniaux vont mobiliser pour montrer leurs succès et les progrès accomplis dans la construction de l’Etat moderne. Les victoires seront montrées par des médias à la solde des partis uniques comme le résultat de la perspicacité et de l’intelligence sans limites du père de la nation. Le football sera également mobilisé lorsque les revendications démocratiques sont apparues et ont commencé à remettre en cause le pouvoir absolu des élites post-coloniales. Les victoires sportives, et notamment les performances des équipes nationales de football, sont utilisées pour galvaniser les masses et couper court à ces différents ennemis de l’intérieur. C’était aussi le cas lors des conflits avec les voisins et ils étaient nombreux dans la période post-coloniale avec des frontières héritées de la colonisation qui ne répondent à aucune logique. Les victoires sur les équipes «ennemies» dépassaient toujours le cadre strictement sportif pour s’inscrire dans l’univers symbolique et venir nourrir l’imaginaire national.
Mais, si le football a accompagné les moments de gloire du nationalisme dans le Sud, il a été aussi présent dans son essoufflement et dans certains pays pour sa descente aux enfers. Ainsi, les rencontres de football et les foules vont commencer à contester plus facilement les échecs des processus de développement, les inégalités régionales ou la misère. Ces rencontres deviennent l’occasion de l’expression d’une certaine violence et d’un hooliganisme qui va prendre pour cible toutes les manifestations de l’Etat. La fin des rencontres de football va devenir dans beaucoup de pays des champs de bataille entre une jeunesse déchaînée et des forces de police armées jusqu’aux dents. Ainsi, les rencontres de football, qui étaient des moments de fête et de communion collective vont devenir progressivement des lieux de confrontation et de violence collective, où le nombre d’arrestations et parfois de morts ne cesse d’augmenter! Le football va accompagner le nationalisme dans ses malheurs comme il l’a fait dans ses heures de gloire. Les moments festifs et la joie collective vont se transformer en violence et en une contestation collective des échecs de l’Etat post-colonial.
Mais, la présence du football dans ces moments de crise ne se limite pas à la violence et à la brutalité. Il va également offrir un autre univers de réalisation des rêves trahis. En effet, dans ces moments de crise, on constate la montée de la ferveur dans les stades de foot pour les équipes comme si les victoires sportives se substituaient aux échecs et à la montée du chômage et de la misère. L’identification de soi et l’exaltation de l’appartenance désertent le champ du politique pour s’inscrire dans le domaine du symbolique. Qui mieux que les équipes de football peuvent pour porter ces nouvelles identités? Ainsi, la ferveur nationaliste d’antan devient une ardeur autour des équipes de football. Et les matchs vont se substituer aux rêves d’antan et offrir de nouvelles sources d’espoir pour des populations soumises à la crise et au chômage.
Le football n’est pas seulement un sport, il est aussi un phénomène éminemment politique. Cette dimension va marquer la Coupe du monde de foot qui deviendra le plus grand évènement sportif.
H.B.H.
(*) Directeur général de Global Institute 4 Transitions et ancien ministre de l’Economie